Au cours du repas avec Lazare que Jésus avait réveillé de la mort, Marie répand un nard très pur sur les pieds du Maître. Geste d’amour, d’adoration et de totale gratuité ! Les effluves subtils s’infiltrent dans toute la maison, sauf dans le cœur déjà cadenassé de Judas, qui se scandalise d’une dépense aussi folle à ses yeux. Mais Jésus déclare solennellement que cette onction est prophétique. Comme le dit si bien Anne Lécu, dans son livre Tu m’as consacré d’un parfum de joie, la Passion du Christ est enchâssée « dans un écrin d’aromates ». Car lorsque Jésus en croix aura rendu son dernier souffle, le baume qui guérit l’humanité coulera de son cœur avec l’eau et le sang. Le matin de Pâques, les aromates des femmes seront alors devenus inutiles. En ce Jour le Maître de la Vie sera vivant et l’Esprit de Dieu parfumera la terre entière.

Pierre assure à Jésus qu’il donnera sa vie pour lui. Ce n’est pas faux, il le fera en effet quelques années plus tard. Mais pour le moment, Jésus le sait, Pierre ne peut pas Le suivre. Pendant l’arrestation de Jésus, Pierre va se dérober. Il n’est pas prêt à assumer sa foi, pourtant si bien confessée à Césarée quelques jours plus tôt (Jn 6,69). C’est comme s’il était nécessaire pour Pierre de passer par ce creuset d’humiliation pour suivre le Christ. Comme s’il nous fallait éprouver la douleur de nos refus d’aimer pour apprendre à persévérer. Comme s’il fallait faire l’expérience de nos limites humaines pour résolument plonger à la suite du Christ dans son baptême de feu. Au seuil de ce Triduum, laissons les mots de saint Paul nous revêtir de leur confiance salvatrice : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort »

Nous voici au seuil du Triduum pascal, où nous allons accompagner Jésus dans sa descente vertigineuse au fond de l’abîme. Déjà pointe le spectre de la trahison. Comment Judas, l’un des proches de Jésus, en est-il arrivé là ? A-t-il trahi pour de l’argent ? Il n’a pourtant pas retiré grand profit de son acte : trente pièces d’argent, le prix d’un esclave ! Sans nier sa responsabilité, n’a-t-il pas été l’instrument de Satan, accomplissant ainsi l’Ecriture à son insu ? Et jouant un rôle clé dans le plan du salut de Dieu, qui nous ouvre le chemin de la rédemption ? Le mystère de Judas reste entier. Mais sa chute nous met en garde contre l’Adversaire, qui nous veut du mal et ne désarme jamais, dans l’espoir de nous voir tomber. Que nos regards demeurent donc fixés sur notre Sauveur : élevé de terre, il attire à lui tous les hommes.

Dans l’Exode Moïse enlève ses sandales pour s’approcher du buisson ardent. Jésus enlève ses sandales lorsque Marie lave ses pieds et les essuie avec ses cheveux (Jean 12) Et voilà qu’en ce Jeudi Saint nous sommes appelés nous aussi à enlever nos sandales pour nous approcher du buisson ardent de la présence divine, du buisson ardent du sacrement du frère. L’autre est ce buisson ardent qui nous révèle le Nom imprononçable et indicible de Celui qui nous apporte la libération. Paradoxe suprême : le geste du lavement des pieds réservé aux esclaves devient un geste qui libère : et pour celui qui lave, et pour celui qui est lavé. Défaisons les liens de nos sandales de suffisance, de supériorité, de simulation de toute sorte… Laissons-nous faire, laissons-nous toucher, laissons-nous libérer.

1 Comme un serviteur qui a bien accompli sa mission, comme un artisan qui contemple son œuvre, comme un artiste qui vient d’exercer son art, tout est accompli, achevé, parfait. « Mon serviteur réussira », chante le prophète Isaïe. Du haut de la croix, n’ayant plus forme humaine, défiguré par les coups et les crachats, Jésus lance ce cri révélant la perfection de l’amour qui a tout donné. Tout ? Oui, tout ! Y compris le surplus, l’amour même en la Personne de l’Esprit : « Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit », nous dit l’évangéliste Jean. Comme si ce n’était pas assez de donner sa vie pour ses amis, il donne la sève même de sa vie, cette communion d’amour qui le lie au Père. Tout est accompli, et tout se réalise encore maintenant dans notre humanité sauvée par le don d’amour du Christ par sa Passion et par sa croix. Venez, Adorons. 

L’écoulement de la liturgie nous mène à ce jour merveilleux du grand Samedi. Pourquoi merveilleux ? Hier, le Christ est mort, cette nuit, Il va ressusciter. Le Salut est accompli et ce Samedi est celui où frémit de plus en plus joyeuse, la Vie qui sourd du tombeau et va jaillir avec l’Alleluia pascal. Mais aujourd’hui où est-Il ? Saint Epiphane nous le fait entrevoir : Jésus descend aux enfers et là Il brise la porte de la mort pour rejoindre le premier homme Adam, captif ainsi qu’Eve sa femme. Et Il rejoint les Patriarches et les Prophètes et toute l’humanité d’avant l’Incarnation. Il éveille l’homme endormi et l’entraîne avec Lui, libre, vers la lumière de gloire. En ce jour, écoutons les pas de Celui qui vient nous libérer. Et cette nuit, avec la multitude qu’Il a éveillée de la mort, chantons la Pâque : Christ est ressuscité !

Nous connaissons tous la course des enfants au matin de Pâques pour chercher les œufs mais une course au tombeau vide, vous connaissez ? Et pourtant, c’est là que s’enracine notre foi, dans le témoignage de Marie-Madeleine qui met en course Pierre et Jean. Comme les autres, Jean voit le tombeau vide et les linges restés là. Et il croit ! Il voit l’absence et croit en la présence. Il croit ce qu’il ne voit pas, définition même de la foi. Jean a l’intuition du cœur, ce cœur qui a entendu battre celui de Jésus. Il a cru la promesse réalisée, l’Ecriture accomplie. Il a su que Jésus vivait. Nous aussi, nous croyons sans rien voir, mais nous savons Jésus vivant. Nous savons la mort à jamais vaincue, nous savons qu’en lui nous sommes passés de la mort à la vie. Accueillons-la à pleins poumons et que la terre entière le sache ! Chantons tous Alleluia ! Jésus est Vivant !